PORTRAIT : SERIGNE MATAR CISSÉ, ALIAS BLACKY : L’ARTISAN DE LA MER
À Soumbédioune, sur les rives de l’Atlantique, l’artiste Serigne Matar Cissé, connu sous le nom de Blacky, transforme les déchets rejetés par la mer en œuvres d’art saisissantes. Depuis 1973, il prône un retour aux sources et encourage les jeunes à respecter leurs aînés, tout en sensibilisant la communauté à l’importance de la préservation de l’environnement. À travers sa passion et son engagement, Blacky incarne une vision inspirante où créativité et écologie se rencontrent.
Il a des objets qui ne le quittent jamais : son chapeau, ses lunettes et sa pipe. Pour accéder à l’antre de l’artiste, il faut escalader les grosses pierres qui bordent la mer. Non loin de Magic Land, la mer semble murmurer des histoires de créativité et de résilience. Au bord de cette plage, depuis 1973, vit un artiste au parcours singulier : Serigne Matar Cissé, affectueusement connu sous le nom de Blacky.
Lorsque l’on croise Blacky, on pourrait d’abord penser qu’il souffre de problèmes de santé, une impression qui s’efface aussitôt dès qu’on engage la conversation avec lui. Véritable monument de la culture locale et bibliothèque vivante de connaissances, il incarne la fusion entre l’art et l’engagement écologique. Son accoutrement : une écharpe aux couleurs du drapeau national soigneusement enroulée autour de la tête, un manteau rouge flamboyant et un pantalon noir. Des chapelets apparaissent autour de son cou, ajoutant une touche spirituelle à son allure.
Cet homme, à la taille moyenne et au sourire chaleureux, est un véritable symbole de la culture locale. Pas de lit, ni rien qui puisse indiquer qu’une personne loge sur les lieux. Tout est noir. C’est étonnant ! Mais pour lui, c’est une « chambre d’hôtel ». Son choix d’y habiter n’est pas lié au hasard. Se considérant comme un incompris, Serigne Matar Cissé vit dans son propre monde, qu’il dénomme « le cimetière des arts ».
Il est entouré de colliers, de gris-gris, de sachets plastiques, de bouts de bois, de grosses pierres ou encore de morceaux de valises. Pour lui, tout est bon pour donner vie à un nouvel univers. Un monde rempli de personnages qui prennent vie et communiquent.
Blacky n’est pas un artiste comme les autres. Chaque jour, il arpente le rivage, scrutant le sable à la recherche de trésors oubliés : des déchets rejetés par les vagues, vestiges d’une société de consommation souvent indifférente. Ces objets, des plastiques usés aux morceaux de verre coloré, deviennent les matériaux de ses œuvres.
Pour lui, chaque déchet a une histoire à raconter et, à travers ses créations, il cherche à témoigner de la beauté cachée dans ce que d’autres considèrent comme des débris. Il fait de l’art abstrait au bord de la mer. Contrairement à son environnement, Serigne Matar Cissé est « normal ». Délaissé par une société qui ignore son talent, ce natif de la Médina a trouvé refuge au bord de cette plage.
« Je suis venu m’installer sur ces lieux parce que je ne me retrouve plus dans cette société sénégalaise. Et je ne regrette vraiment pas d’y être venu, je sais que je suis incompris par la société. Beaucoup de gens me prennent pour un fou. Oui, je le suis, mais à ma façon », explique-t-il d’un air serein et dans un bon français. « J’ai choisi la mer parce qu’elle est ma confidente, jamais elle ne me trahirait », ajoute-t-il d’un air convaincu.
Matar Cissé n’a pas de téléphone pour communiquer. Le déracinement et la perte des valeurs sont les messages qu’il lance à travers ses œuvres. Son habitation est un véritable musée à ciel ouvert, où l’imagination flambe au contact de la réalité. Ces œuvres évoquent des émotions profondes et encouragent à la réflexion. Blacky ne se contente pas de créer ; il prône également un retour aux sources, rappelant aux jeunes l’importance des valeurs traditionnelles et du respect des aînés. Pour lui, la jeunesse doit se reconnecter avec ses racines et apprendre à honorer ceux qui ont construit le monde d’aujourd’hui.
« Joe Ouakam, son idole »
Né en 1956, Matar a passé son « temps boy » (enfance) à la Médina, quartier populaire de Dakar. Pipe, barbe blanche, ouverture d’esprit, Matar épouse les traits de son idole et ami d’enfance, Joe Ouakam. Certes, ce dernier n’est plus de ce bas-monde, mais pour lui, son âme reste et inspire des générations. C’est avec un cœur rempli de bonheur que Matar se rappelle leur amour commun pour la culture, le cinéma en particulier. Mais pour lui, le cinéma d’aujourd’hui est très différent de celui d’hier.
Nostalgique du cinéma des anciens, l’artiste invite les jeunes à retourner aux sources. Il a joué dans de nombreuses pièces théâtrales. Celle qui l’a le plus marqué est « Waajur » (parent en langue wolof). « À travers cette pièce, j’ai voulu montrer l’importance des parents dans la vie d’une personne. Quand ils sont là, il faut profiter d’eux », conseille-t-il. Un message qu’il a compris quand les siens sont partis à jamais. Vivant parfaitement son panafricanisme et son esprit « révolutionnaire », son surnom colle parfaitement à son teint d’un noir d’ébène.
Ce sont les femmes restauratrices sur la plage qui lui donnent à manger, gratuitement. Son repas préféré est le mafé, un plat à base de pâte d’arachide, que déguste souvent cet homme à la fois père et chef de famille. « J’ai une vingtaine d’enfants. Je suis un polygame et j’ai connu beaucoup de divorces », déclare l’artiste au chapeau beige-noir. « Durant ma jeunesse, beaucoup de filles me faisaient la cour. J’étais tout le temps sur mon trente et un », poursuit-il dans un grand éclat de rire. Un rire qui semble traduire un certain optimisme. En effet, sa relève d’artiste est bien assurée au sein même de sa famille, car une de ses filles fait du théâtre. Même s’il ne vit pas avec ses enfants, certains parmi ces derniers passent de temps en temps lui rendre visite dans son « cimetière des arts ».
« L’art doit servir à éveiller les consciences »
Blacky croit fermement que l’art doit servir à éveiller les consciences. À travers ces interactions, il transmet non seulement des compétences artistiques, mais aussi un message puissant : la nature doit être respectée, et chacun a un rôle à jouer dans sa préservation.
En dépit des températures fraîches que connaît la région de Dakar, il affirme que cela ne le dérange guère, étant donné qu’il vit au bord de la mer. Sa chaleur humaine est palpable, et son ouverture au débat témoigne de son désir d’échanger et de partager. Dans des conditions de vie modestes, Blacky fait preuve d’une sagesse rare, nous révélant qu’il trouve la paix tant intérieure qu’extérieure.
Interrogé sur sa manière de gérer ses problèmes de santé, il répond avec sérénité : « Je me remets à Dieu ». C’est cette foi inébranlable qui nourrit son art abstrait, fait de déchets recyclés, tout en lui permettant d’affronter les défis de la vie avec un esprit positif. Blacky ne se contente pas de créer ; il inspire, encourage les jeunes à valoriser leurs racines et à respecter leurs aînés, tout en prônant une conscience écologique. Dans chaque œuvre qu’il réalise, il encapsule non seulement une vision artistique, mais aussi un message puissant de résilience et de respect pour la nature et la culture.
Loin d’être un simple artiste, Serigne Matar Cissé est un visionnaire, un rêveur éveillé qui utilise son talent pour catalyser le changement. Avec chaque sculpture, il nous rappelle que l’art peut transcender les barrières et inviter à une prise de conscience collective. Depuis cette plage qu’il a choisie comme maison, Blacky continue de tracer son chemin, un déchet à la fois, redonnant vie à des matériaux oubliés tout en honorant les valeurs essentielles de la vie.
NDIEME FAYE