
SERIGNE ABDOUL AHAD MBACKÉ : LA VOIX DE LA VÉRITÉ DANS L’OMBRE DE SERIGNE TOUBA

Dans le paysage spirituel du Sénégal et de l’islam confrérique, la figure de Serigne Abdoul Ahad Mbacké demeure l’un des phares les plus éclatants de l’héritage mouride. Né en 1914 à Diourbel, il est le fils du fondateur du Mouridisme, Cheikh Ahmadou Bamba, qui, dès sa naissance, vit en lui une promesse, un destin hors du commun, déclarant avec solennité devant ses disciples : « Priez pour lui car en lui, je place un espoir immense. » Ce vœu paternel allait se réaliser pleinement à travers une vie entièrement vouée au culte de la vérité, au service de Dieu, et à l’émancipation religieuse, morale et matérielle de la communauté mouride.
Dès sa jeunesse, Cheikh Abdoul Ahad s’imprègne des sciences religieuses, sous la direction de son oncle, l’érudit Serigne Hamzatou Diakhaté, et de sa mère pieuse, Sokhna Mariama Diakhaté. Après la disparition de son père, il poursuit sa formation auprès de son frère aîné, Cheikh Mouhamadou Moustapha. Très tôt, il manifeste une fidélité scrupuleuse aux enseignements de Cheikh Ahmadou Bamba, cultivant un savoir profond du Coran et des traditions prophétiques. Mais ce savoir ne fut jamais pour lui une parure ostentatoire. Il l’ancra dans une humilité totale, préférant se considérer comme un simple talibé parmi les talibés, renonçant aux privilèges que lui offrait son rang de fils du fondateur du Mouridisme.
Ainsi, l’homme que les mourides surnommaient affectueusement « Baye Lahat » s’illustra très tôt par une vie de labeur intense, dans l’agriculture, le commerce et même le transport en commun. À Touba Bélél, Bokki Barga et dans d’autres exploitations, on le voyait manier lui-même les instruments aratoires, et ses champs devinrent rapidement des pôles de production exemplaires. Il s’imposa par la rigueur de son commerce, refusant toute majoration injuste sur ses produits, incarnant ainsi les idéaux d’intégrité économique que son père prônait. Cette vie de travail modeste lui permit d’approfondir sa connaissance de l’homme, de la communauté, et des réalités sociales – un bagage précieux qui le prépara à ses hautes fonctions futures.
Lorsqu’il devint, en 1968, le troisième Khalife général des Mourides, à la suite de son frère Serigne Fallou, c’est un homme discret, mais profondément préparé qui accéda à la direction spirituelle de la confrérie. Méconnu du grand public, il révéla rapidement une personnalité d’une rigueur morale inébranlable, d’un attachement indéfectible à la vérité. Il refusa tout compromis avec le mensonge, l’hypocrisie ou la dissimulation. Dans ses sermons, il répétait avec force que le musulman devait se retrancher dans la vérité, même si cela devait lui valoir l’hostilité du monde. Son autorité, fondée sur la probité et l’exemple, transforma profondément la communauté mouride.
Le surnom de « Gnakk Caaxaan » (l’ennemi de la duplicité) résume à lui seul la posture morale de Serigne Abdoul Ahad. Il ne faisait aucune concession, fût-ce à l’autorité la plus élevée ou au proche le plus cher, lorsqu’il s’agissait de défendre la Vérité. L’un de ses traits les plus remarquables fut la clarté de sa vision spirituelle, alliée à une détermination sans faille à extirper les dérives : il mit fin à l’activisme des faux prédicateurs qui, exploitant la crédulité populaire, dévoyaient le message de Serigne Touba. Pour lui, le Mouridisme devait rester fidèle à l’orthodoxie islamique, fondée sur le Coran, la Sunna, et le travail rédempteur.
Mais au-delà de sa stature morale, Serigne Abdoul Ahad fut un bâtisseur exceptionnel. Il transforma la ville sainte de Touba, qu’il éleva au rang de cité moderne et fonctionnelle, tout en respectant scrupuleusement les principes islamiques. Sous sa direction, Touba connut une urbanisation planifiée : routes bitumées, éclairage public, lotissements de dizaines de milliers de parcelles attribuées gratuitement, modernisation du marché central (OCAS), forages, adductions d’eau, centres de santé, infrastructures de transport et de sécurité. Il érigea la bibliothèque Khadimou Rassoul, modernisa Aïnou Rahmati, fit construire l’université islamique et engagea des travaux de grande ampleur pour agrandir et embellir la Grande Mosquée. Toutes ces réalisations, évaluées à plusieurs dizaines de milliards, furent réalisées sans ostentation, dans la transparence la plus rigoureuse : il ne confondit jamais les fonds communautaires avec sa gestion personnelle.
Sa foi se reflétait aussi dans son apparence. Vêtu sobrement du fameux « baye lahat », une tenue qu’il conçut lui-même selon les normes islamiques, il symbolisait l’union parfaite entre pudeur religieuse, dignité africaine et fonctionnalité. Turban au front, lunettes noires aux yeux, le Saint Coran à la main droite et le chapelet enroulé au poignet, il imposait le respect par la simplicité. Son rejet du luxe et des mondanités contrastait avec les moyens considérables dont il disposait et qu’il consacrait intégralement au service de Dieu et de Serigne Touba.
Les sermons de Serigne Abdoul Ahad, structurés comme des dissertations d’une grande profondeur, sont aujourd’hui encore une source d’inspiration incontournable. Dits en wolof, nourris du Coran, des Hadiths et des Qaçaïds, ils marient logique rigoureuse, sagesse paysanne et érudition islamique. Ils sont d’une actualité saisissante et continuent d’éclairer la voie de milliers de disciples. Son message central demeure : intégrer la vérité dans la vie quotidienne, pratiquer l’Islam dans sa rigueur, sans complexes ni mimétisme, et revendiquer une identité négro-africaine pleinement assumée.
Lorsqu’il rendit l’âme le 19 juin 1989 à Touba Bélél, le monde pleura la disparition d’un homme qui avait donné à la ville sainte son visage contemporain, tout en la préservant des affres de la modernité profane. Il laissa une cité rayonnante, une communauté unie et une voie tracée dans l’exigence spirituelle. Il savait que sa mission était d’éveiller les consciences, et il disait : « Je préférerai me taire plutôt que de prononcer un discours qui ne vous soit d’aucun profit ici-bas et dans l’au-delà. » Aujourd’hui encore, son souvenir illumine les cœurs, et son œuvre, tant matérielle que spirituelle, demeure vivante, fidèle au souffle prophétique de Serigne Touba.